Deal avec Erdogan

Alors que les débats battent leur plein concernant l’accord sur les réfugiés conclu entre l’Union européenne et la Turquie, la Suisse examine de son côté la possibilité de conclure une convention similaire.

Si la Suisse signait elle aussi un tel accord, les « migrants irréguliers » qui ont traversé la Turquie avant d’arriver en Suisse pourraient y être renvoyés. Pour chaque «migrant irrégulier » renvoyé, un Syrien se trouvant sur le territoire turc serait pris en charge par la Suisse, dans une limite de 3500 personnes au maximum. En échange de
ce projet, la Suisse verserait une importante aide financière à la Turquie, alors même qu’il n’est pas sûr que les aides reçues soient dépensées pour les réfugiés et que ce pays n’accepte pas de contrôle sur l’utilisation des fonds.

Des conditions de vie indignes

Personne ne sait exactement ce qui se passe dans les camps de réfugiés gérés par le gouvernement turc. Dans une large mesure, ces camps sont fermés aux organisations civiles. Les parlementaires turcs de l’opposition qui voulaient visiter les camps n’ont pas reçu d’autorisation d’accès. En dehors des camps, selon des organisations de
défense des droits humains, des milliers de réfugiés syriens vivent dans la rue, doivent mendier pour survivre ou encore accepter de travailler contre une rémunération scandaleusement basse.

Au-delà de la question des conditions de vie des réfugiés en Turquie, nous devons aussi nous demander ce qui se passera pour un réfugié renvoyé vers ce pays. Car s’il est vrai que la Turquie est signataire de la Convention de Genève sur les réfugiés, elle y a posé une réserve géographique : seuls les réfugiés européens peuvent déposer une demande d’asile. Il y a donc de fortes chances qu’un réfugié renvoyé vers la Turquie doive finalement rentrer son pays d’origine.

Un pays producteur de réfugiés
D’après les dirigeants européens, et suisses, les politiques actuelles d’exclusion des réfugiés seraient justifiées par le fait que les États européens n’auraient pas la capacité d’accueillir autant de personnes. Acceptons une seconde cet argument, il nous faut alors répondre au problème suivant: si les États européens ne peuvent pas, avec une population de plus de 500 millions d’habitants et un revenu national brut (RNB) par tête d’environ 27000 dollars, accueillir ensemble quelques centaines de milliers de réfugiés, comment la Turquie pourrait-elle en accueillir plus de trois millions avec une population de 75 millions d’habitants et une RNB par tête de 9000 dollars? Il y a ici un problème de logique.

Un autre élément paradoxal est le fait que la Turquie est elle-même, par ses politiques anti-démocratiques, un pays producteur de réfugiés. A ce jour, des centaines de journalistes, écrivains, défenseurs des droits humains ou universitaires critiquant le gouvernement et Erdogan se trouvent en prison. Suite à la tentative de coup d’État, ce dernier a décrété un état d’urgence de trois mois et a suspendu la Convention européenne des droits de l’homme. La répression contre toute forme d’opposition ne fait qu’augmenter. Erdogan est tellement sûr de lui depuis l’accord sur les réfugiés conclu avec l’UE qu’il se permet même d’intervenir en Europe pour demander d’interdire des émissions ou de censurer des personnes, comme l’ont démontré les cas de l’humoriste allemand Jan Böhmermann et de l’exposition de photos sur la Place des nations à Genève.

Depuis l’automne 2015, Erdogan a déclaré une guerre sale et brutale contre les Kurdes. Onze villes ont été détruites et les témoignages recueillis sur place font état de graves exactions contre les civils. Il y a quelques semaines, l’ONU a déclaré que dans la ville de Cizre, au Sud-Est de la Turquie, près de 150 personnes avaient été
brûlées vives par les forces militaires turques dans différents bâtiments. Plus d’1,5 million de personnes ont dû quitter leurs maisons. Presque 2000 personnes ont été tuées par les snipers de l’armée turque. Certains témoignages sur Cizre parlent aussi de la présence de djihadistes aux côtés des forces gouvernementales pendant
les combats.

Une crise d’humanité
Force est de constater qu’à ce jour, la Turquie n’a rien d’un pays sûr. Collaborer avec son gouvernement dans le but de régler sa « crise migratoire » n’amènera la Suisse qu’à violer les conventions internationales en matière de droits humains auxquelles elle est liée. Certes, nous vivons une crise, mais ce n’est pas une « crise des migrants ». C’est une crise d’humanité. Et la solution du problème ne passera pas par un accord non conforme au droit international avec la Turquie. La solution passera au contraire par le renforcement des droits démocratiques et des libertés fondamentales. Continuer avec les politiques d’exclusion, avec la fermeture des frontières, ne mènera à rien. Comme l’a bien dit Einstein : «La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ».

Rüstü DEMIRKAYA

Publié dans : Edition Spéciale anniversaire
Bulletin solidarité sans frontières
Nr. 3, septembre 2016
www.sosf.ch

https://www.sosf.ch/cms/upload/pdf/SOSF_BULLETIN_3_2016_FR_A4WEB.pdf