« Rétablir la confiance est devenu plus difficile, mais c’est encore possible »

Sur la situation des Kurdes en Turquie Interview de Rüstü Demirkaya*

Le droit des peuples à l’autodétermination tel que formulé dans les « 14 points » du président états-unien Woodrow Wilson en mars 1918 aurait donné aux Kurdes le droit de constituer leur propre État. Le Traité de Sèvres de 1920, qui a consacré la dissolution de l’Empire ottoman, prévoyait également la constitution du Kurdistan, projet qui a échoué face à la résistance de la Turquie et des puissances coloniales. Jusqu’à ce jour il n’y a pas d’État kurde. Les Kurdes, un peuple de 23 millions, vivent entre quatre États: l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie. Avec la guerre en Syrie, les Kurdes sont revenus à la une parce que ce sont eux plus que les autres parties belligérantes, qui ont infligé de grandes défaites à Daech. Des vicissitudes des plus contradictoires ont eu lieu. Pendant que les Allemands dans la lutte contre Daech ont livré des armes aux Kurdes en Irak, la Turquie, partenaire de l’Otan, a durement combattu les Kurdes. La question kurde joue un rôle important dans le contexte du développement global au Proche-Orient. Le journaliste kurdo-turc Rüstü Demirkaya fait le point sur la situation. 

Zeitgeschehen im Fokus : À ce jour, le peuple kurde n’a pas d’État, et les Kurdes vivent dans plusieurs États. Pouvez-vous faire un bref survol de la situation des Kurdes ?

Rüstü Demirkaya : Lorsqu’on regarde l’histoire, on constate que les Kurdes ont toujours vécu dans cette région. S’ils n’ont jamais eu leur propre État, ils n’ont jamais dominé d’autres peuples. Ils n’ont pas non plus accepté de se laisser dominer par un autre peuple.

Comment la situation des Kurdes s’est-elle développée ces dernières années ?

En Irak, jusqu’à l’invasion de l’Irak en 2003 suivie de la chute de Saddam Hussein, les Kurdes jouissaient d’une sorte d’autonomie qui, depuis, est devenue constitutionnelle.

En Syrie, jusqu’au soi-disant printemps arabe, les Kurdes ont été sans droits. Ils n’avaient pas de statut légal, même pas le statut de simple citoyen. Avec la guerre contre Daech est née une autonomie de fait des Kurdes en Syrie. Actuellement, ils sont en train de la transformer en un statut reconnu en droit.

Qu’est-ce qui a changé en Irak pour les Kurdes ?

Le changement principal est l’autonomie de fait, qui est ancrée dans la Constitution fédérative irakienne. La région fédérative du Kurdistan en Irak est gouvernée par le clan Barzani. Ce gouvernement est autoritaire donc antidémocratique. L’opposition est réprimée, les journalistes sont arrêtés, même le contrôle des ressources économiques reste entre ses mains. Le peuple vit en extrême pauvreté. Le but politique de Barzani est un État national kurde, ce que les Kurdes d’opposition refusent, car la région kurde est composée de diverses ethnies et minorités religieuses. Il est possible qu’un nouveau gouvernement se voie obligé de se comporter de manière à construire une culture démocratique.

Comment est la vie des Kurdes en Syrie depuis la guerre civile ?

Avec la guerre civile en Syrie s’est créé un vide du pouvoir politique que les Kurdes ont su exploiter. Ils ont créé un système administratif autogéré, légitimé par des Conseils populaires. Il se base sur l’égalité des droits de toutes les ethnies et minorités religieuses ainsi que des femmes. La lutte pour l’émancipation des femmes a fourni un soutien fort à ce processus. Actuellement, l’autoproclamée Fédération kurdo-syrienne s’efforce de se faire reconnaître en droit international.

Comment était la vie des Kurdes en Turquie ? Et qu’est-ce qui a changé ces derniers temps ?

Quand j’étais enfant, il était interdit d’écouter de la musique kurde. Nous devions cacher les cassettes de musique kurde. Dans la partie turque du Kurdistan a régné dès le début un état de guerre. L’annexion du Kurdistan par l’État turc en 1923 a été effectuée grâce à une ruse, et plus tard par la violence et la répression. Les Kurdes se sont opposés à cet état des faits avec une contre-violence et ont créé une armée populaire.

Que s’est-il passé ces dernières années ?

Pendant une guerre de presque 30 ans, 4 000 villages ont été éliminés et des millions de personnes bannies de leur habitat. Quelque 12 000 personnes ont disparu après avoir été arrêtées. Plus que 100 journalistes kurdes ont été assassinés parce qu’ils ont fait des reportages sur ces événements. Les partis politiques kurdes ont été interdits du jour au lendemain et les députés arrêtés, etc.

Est-ce que cela a changé avec Erdoǧan ?

En 2002, l’AKP d’Erdoǧan est venu au pouvoir et a introduit des solutions de façade, par exemple la télévision kurde, mais qui n’avaient pas de cautionnement dans la Constitution. Ce va-et-vient a duré jusqu’en 2015 Après que les Kurdes s’étaient positionnés dans la guerre civile en Syrie, Erdoǧan a retiré aux Kurdes ces concessions non sécurisées et a entamé une nouvelle dimension de guerre contre les Kurdes. Les images des scénarios de guerre ne se distinguent pas de celles de la guerre civile syrienne ou de celles du Vietnam de l’époque.

Dès 2013 il y avait un processus de paix entre les Kurdes et la Turquie, mais celle-ci a fini par y renoncer. Quelle en a été la raison ? Quelle est la situation depuis le changement de politique d’Erdoǧan envers les Kurdes ?

Le succès des Kurdes en Syrie contre Daech, qui les avait attaqués seulement à l’instigation d’Erdoǧan, a inspiré les Kurdes en Turquie. On a proclamé des communes autogérées que l’État turc n’a pas voulu inscrire dans la Constitution. Entre-temps, le parti kurde HDP, qui est entré au Parlement avec 59 députés, a lancé l’idée de « l’auto-estime ». Lors de l’avant-dernière élection fédérale, ce parti a obtenu un très grand succès avec 80 députés, ce qui a confirmé la volonté d’autogestion. Pendant 13 ans, Erdoǧan a promis que la question kurde serait résolue. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a obtenu les voix des Kurdes dont il avait besoin pour la refonte de la Turquie en système présidentiel. Cela a changé après les élections parlementaires du 7 juin 2015.

Quels plans poursuit Erdoǧan ?

Il voulait – et veut toujours – être le nouveau Sultan ottoman. Il voulait et veut dominer le Proche-Orient. Grâce à sa réaction au coup d’État Erdoǧan peut atteindre le but qu’il a toujours poursuivi. Renouer avec l’Empire ottoman ne devient maintenant possible que s’il peut éliminer l’opposition et, le cas échéant, mettre en œuvre des épurations. Son but prétendu de vouloir établir un État démocratique est autant une farce que chez les putschistes qui avaient parlé de vouloir sauver la démocratie. Cela ne sera pas possible.

Erdoǧan, à cause de sa kurdophobie, a beaucoup perdu en Syrie comme d’ailleurs en Turquie. Le succès de l’opposition kurde a chambardé tous ses plans. Il se venge maintenant sur les Kurdes. Ce sont les raisons principales pour entraîner l’État turc dans une guerre illégale. Maintenant après avoir maté le coup¸ il peut exclure ceux qui s’opposaient à sa politique.

De quoi cette guerre a-t-elle l’air ?

Au moyen de cette guerre, Erdoǧan veut jeter les bases d’une guerre civile et du chauvinisme agressif contre les Kurdes. Jusqu’à présent, il a réduit en cendres 11 villes par des avions de guerre et par l’artillerie de blindées. Ces derniers mois, environ mille personnes ont été tuées – hommes, femmes, enfants – par la guerre des forces de sécurité turques contre les Kurdes.  Des interdictions de sortir du logement sont appliquées dans les villes durant des semaines.

Que cela signifie-t-il pour la population ?

Cela signifie : pas d’eau, pas d’électricité, pas d’aliments, pas de soins médicaux; pas d’accès pour la presse et pour d’autres observateurs. Qui ose sortir de la maison risque sa vie, qu’il soutienne ou non le PKK. Les forces du régime tirent avec l’artillerie lourde et avec des chars, donc des armes non précises, ce qui finit toujours par tuer d’autres qui n’y sont pas impliqués. À Cizre par exemple, plus de 200 civils ont été brûlés vifs dans une cave où ils avaient cherché protection. Parmi les victimes, il y a eu ma sœur Berjin Demirkaya. Des semaines après, l’État turc a remis à mon père trois os carbonisés comme restes mortels.

C’est abominable et absolument inhumain. Cela me rappelle la situation des Tamouls dans la guerre civile.

Oui, Erdoǧan prend l’action des Cingalais contre les Tamouls comme modèle pour la Turquie. Il le dit publiquement. La pratique des militaires contre la population civile kurde est brutale. Lorsqu’une ville après l’autre est rasée au sol, le gouvernement turc déclare vouloir reconstruire les villes. Il a déjà commencé à octroyer des contrats de (re)construction à des entreprises proches d’Erdoǧan. En ce moment, le gouvernement est en train d’installer des « réfugiés » syriens dans les appartements nouvellement construits. Les Kurdes sont chassés. S’agissant de ces Syriens, on ne peut pas du tout parler de « réfugiés ». Ce sont en fait les combattants de Daech qui ont attaqué et assiégé les villes kurdes en Syrie et en Turquie. Tous ces crimes de guerre ont été documentés auprès de l’ONU et des divers organismes internationaux.

Comment les gens se débrouillent-ils face à ces bouleversements dans les régions kurdes de la Turquie ?

Les gens chassés ont émigré dans les provinces voisines. Les Conseils d’autogestion et les Communes essaient d’aider les gens principalement avec des dons et des biens de secours souvent envoyés depuis l’étranger au « Croissant rouge kurde » parce que l’État a annulé les fonds alloués aux Communes. Un exemple de cette aide est la campagne « familles parrainées » par laquelle une famille vivant en Europe est mise en contact avec une famille dans la région de guerre afin que l’aide nécessaire arrive directement au lieu en question. L’État turc veut encore agrandir la misère de la population pour briser la volonté des Kurdes. Les interdictions de sortir du logement sont toujours appliquées. Beaucoup de gens ne peuvent rentrer chez eux. Étant donné que de nombreuses maisons sont détruites, ils ne savent où aller. Des maisons ont aussi été pillées.

Que disent les voisins européens ?

Les États européens ne veulent pas gâcher la relation avec Erdoǧan. Ils veulent ainsi résoudre la question des réfugiés : ils se taisent. L’Europe regarde pendant que Erdoǧan brûle les Kurdes vifs.

Après toutes ces adversités et tout ce trauma, on ne peut s’empêcher de chercher l’indice d’un début de solution du conflit. À quoi une solution du conflit pourrait-elle ressembler ?

Il ne faut pas que la guerre s’éternise. Pour la solution, on doit réfléchir aux raisons du conflit.

Avant tout, l’État turc doit changer les structures étatiques et son paradigme. Et tout cela doit être ancré dans la Constitution. Cela rétablira la confiance entre les Kurdes et le gouvernement turc. Avec la dernière guerre, Erdoǧan a exactement détruit cette confiance. La rétablir est devenu plus difficile, mais c’est toujours possible.

Que faut-il ? 

La partie turque doit fondamentalement modifier sa politique. Dans la Turquie depuis des millénaires vivent divers peuples et communautés religieuses, non seulement des Turcs. Les nouvelles structures étatiques devraient le refléter, autrement la Turquie risque de devenir une nouvelle Syrie avec des conséquences étendues débordant en Europe. Il n’y a pas besoin d’un État kurde, mais une solution démocratique en Turquie tenant compte de tous les peuples et communautés religieuses. Alors la Turquie pourrait devenir un vrai exemple pour le Proche-Orient.

Je vous remercie, Monsieur Demirkaya, de l’entretien.

Propos recueillis par Thomas Kaiser

Interview parue dans «Zeitgeschehen im Fokus » N° 8 du 11 août 2016

Traduction Verena Graf

*Rüstü Demirkaya est Kurde de Turquie. Il a 32 ans et vit depuis 2009 en Suisse. Depuis 2002, il travaille comme correspondant et au sein de la rédaction de l’agence de nouvelles DIHA auprès du quotidien Ozgür Gündem focalisé sur les droits de l’homme. À cause de ses reportages, il a subi une série de procès. Il a été arrêté, mais libéré après sept mois grâce au soutien d’organismes internationaux de reporters et de droits de l’homme. Puis il risquait une nouvelle arrestation et une condamnation à dix ans de prison. Par conséquent, en décembre 2009, il a fui en Suisse où il continue à rapporter et écrire pour l’agence DIHA.